Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde […] C’est le lien de l’homme et du monde qui se trouve rompu. Des lors, c’est ce lien qui doit devenir object de croyance: il est l’impossible qui ne peut etre redonne que dans une foi. La croyance ne s’adressera plus a un monde autre, ou transforme. L’homme est dans le monde comme dans une situation optique et sonore pure. La reaction dont l’homme est depossede ne peut etre remplacee que par la croyance. Seule la croyance au monde peut relier l’homme a ce qu’il voit et entend…

Gilles Deleuze, L’Image-temps

19 SEPTEMBRE 1995, CENTRE GEORGES POMPIDOU, PARIS

Maurice Benayoun attaque le percement d’un << tunnel virtuel >> sous l’Atlantique, qui reliera le Centre Georges Pompidou au Musee d’art contemporain de Montreal entre le 20 et le 24 septembre 1995. Ainsi, peu de temps apres l’achevement d’un des grands chantiers utopiques de l’ere moderne des transports, le tunnel sous la Manche, le transit passe au virtuel, le << forage >> s’attaque a des couches d’images numeriques immateriellement stockees dans les logiciels d’un ordinateur. L’explorateur pilote ce forage a sa guise, et se repere dans ce paysage virtuel grace au son d’une partition musicale ellememe activee par les deplacements de la commande d’images. Fin des reperes geologiques et spatio-temporels classiques, fin d’une certaine economie du visible qui reposait sur la croyance aux referents, aux objets du monde et aux valeurs economiques et symboliques qui leur etaient associees. Cette phrase terrible de Deleuze (<<L’homme dans le monde comme dans une situation optique et sonore pure>>), que la domination des mondes virtuels pourrait sembler, d’une certaine maniere, valider, parait d’un coup relever du monde <<d’avant>> – un monde, certes, coupe de sa realite, avec laquelle les liens sont brises, un monde epuise comme le personnage beckettien, mais dans lequel il reste possible de croire, pour continuer encore.

L’homme qui manipule le levier de commande de ses ordinateurs (ou celui qui porte le gant ou le costume de donnees) semble parti pour un tout autre voyage, avec ce melange de jubilation enfantine et d’apathie qui caracterise ces incursions dans ces images sans monde visible, anoptiques.

Le <<but>> de ce voyage? La cessation par lassitude ou, dans certains cas, une sorte de flash, un orgasme du programme correctement accompli et se validant lui-meme. <<A cet instant>>, dit tres joliment le communique de presse du tunnel virtuel, <<et comme aboutissement de cette creation virtuelle, les images des deux protagonistes se rencontreront et flotteront dans l’espace>>.

8 SEPTEMBRE 1995, AMERICAN CENTER, PARIS

Nicolas Bouvier, ecrivain, photographe, grand voyageur, presente le film realise sur lui, La Baleine et le bibou, ainsi que ses photographies du Japon, et repond aux questions du public. Nicolas Bouvier est l’auteur d’un livre-culte, L’Usage du monde, dont le titre dit assez quels liens symboliques et materiels forts il entretient avec le reel – ceux de la grande alliance entre les signes. et le monde, et entre l’individu et les signes. Le monde, pour Nicolas Bouvier, est un foisonnement, un espace de deploiement et d’exploration de soi-meme et de l’autre. Monde cartographique, y compris dans ses zones obscures, monde ou le signe (le graphe, l’image) sert de guide et rend compte en meme temps des decouvertes. Monde d’efforts, d’epiphanies et de rencontres, de deterritorialisations violentes alternant avec des retours au pays d’origine, et dans lequel l’experience de l’autre et de l’ailleurs vient nourrir une education interminable, une sagesse, ce que Michel Foucault appealait, apres les Stoiciens, la conduite de soi.

Ce voyage initiatique a l’occidentale a une tres longue et tres fertile tradition, dans laquelle un sujet singulier s’extrait de son habitat et de sa condition, pour aller a la rencontre d’autre chose, et, d’une certaine maniere, se l’approprier. Il s’appuie sur une metaphysique tres forte de la verite et de l’identite. Pourtant, il semble qu’il se fraye toujours deja son chemin parmi les images et les recits anterieurs. Les voyageurs ne visitent pas des contrees mais les impressions et les traces de ceux qui les ont precedes, et chez lesquels ils ont puise le desir de partir (Nicolas Bouvier parle du choc que fut pour lui le livre d’Henri Michaux, Ecuador; le narrateur melvillien, qui prend la mer comme on se suicide, n’en a pas moins lu tous les livres sur les baleines, etc.).

On est parfois surpris de la forme d’exotisme que pratiquent encore certains artistes aujourd’hui (Clemente en Inde, Barcelo au Mali, etc.). Comme s’ils injectaient directement un peu de ce reel-la dans leur art, pour le troubler ou le regenerer. Mais que dire des organisateurs d’expositions qui pratiquent une sorte d’equivalent de la world music en rapprochant des oeuvres d’origines les plus diverses sous de fragiles pretextes (par exemple, l’exposition <<Transculture>> a la derniere Biennale de Venise; touche irresistible, une jonque chinoise etait amarree devant le palais ou se tenait l’exposition, pour evoquer le periple de Marco Polo…).

25 AOUT, BIENNALE DE VENISE, PAVILLON DES ETATS-UNIS

Les installations video de Bill Viola, parce qu’il s’agit d’un grand artiste, nous donnent une certaine idee de ce que peut etre un transit dans des zones inedites de la conscience sensible, loin de la naivete de certaines operations qui, sous le couvert de <<nouvelles technologies>>, restent prises dans un regime tres traditionnel de l’imaginaire et du visible.

Ces zones, chez Viola, peuvent etre de l’ordre de l’infra-sensible. Le jeu de l’extreme ralenti, par exemple, qui fait apparaitre dans le son et dans l’image des couches de matieres insoupconnees. Certaines oeuvres des dernieres annees jouent aussi, comme chez Gary Hill, sur une forme d’interactivite et les ambiguites (toutes jamesiennes, si l’on y reflechit) de la notion de presence. Mais c’est la derniere oeuvre du parcours venitien qui m’interesse en l’occurrence. Cette piece, The Greeting, se presente comme une sequence video, en tres grand ralenti, de la rencontre de trois femmes dans un espace exterieur indetermine. Le spectateur feru d’histoire de l’art repere assez vite qu’il s’agit d’une reinterpretation d’un tableau de Pontormo, sans doute la Visitation de l’Eglise San Michele (a Carmignano, pres de Florence). Ce n’est donc pas la projection ralentie a l’extreme d’une scene de type cinematographique (cet analogue du mouvement reel), mais plutot l’animation ou la simulation animee d’un tableau. Est-ce la l’annonce d’un nouveau type de produit culturel (apres les mises en images de la vie des peintres et de leur activite creatrice)? Faire bouger les tableaux, les animer, telles pourraient etre les tentations d’une industrie culturelle degradee (la publicite pointe deja son nez dans ce domaine). L’oeuvre de Viola est bien sur tout autre chose, elle effectue notamment une condensation assez remarquable de l’idee d’espace et de celle de temps telles qu’elles peuvent etre eprouvees a travers l’art. Il y a pourtant en elle (ironiquement sans doute) la tentation d’un manierisme contemporain, dans le desir de donner un corps paradoxal au temps suspendu du tableau, dans les nombreux paradoxes qu’elle instaure dans la relation au spectateur, et notamment ce caractere de disjonction dans lequel on a pu voir une des caracteristiques principales du manierisme.

20 SEPTEMBRE 1995, MUSEE NATIONAL DES ARTS D’AFRIQUE ET D’OCEANIE, PARIS

Cinq artistes (un par continent, donc) reunis dans une <<Galerie des 5 continents>>, par Jean-Hubert Martin (<<Les Magiciens de la terre>>, commissaire de l’exposition. Je ne m’attarde pas sur la confrontation elle-meme (world painting), redoublee d’ailleurs de l’interieur par les artistes qui ont choisi de meler a leurs oeuvres des objets d’art ou des artefacts de la meme culture mais d’une epoque differente (voyage dans le temps en meme temps que dans l’espace). Je note simplement ceci: Huang Yong Ping a realise une oeuvre, Theatrum Mundi, qui est une sorte de vaste arene ou cage grillagee sur laquelle ouvrent, par un systeme de trappes, des dizaines de petites cages annexes qui liberent alors des animaux d’especes variees – scorpions, serpents, mygales, papillons, sauterelles, petits insectes divers. Ces especes se rencontrent dans l’arene et s’entre-tuent a des rythmes divers.

Spectacle fascinant (on se souvient qu’une premiere version de l’oeuvre, presentee a Beaubourg dans le cadre de l’exposition <<Hors limites>>, avait frustre les visiteurs de son spectacle en temps reel, a la suite semble-t-il de l’intervention d’une ligue de protection des animaux). Ici, tout est parfait, la metaphore du theatre du monde, spectateursvoyeurs compris, fonctionne a merveille. Quelqu’un dit dans la foule: <<C’est Sarajevo comme modele des relations entre les especes>>. En effet, la Bosnie a bien ete pendant quatre ans, sous le regard de toutes sortes d’observateurs appointes et des cameras de television, un theatre privilegie d’observation de la violence et de la guerre – cette guerre, Baudrillard le faisait observer recemment, dont les nations avancees ne veulent plus entendre parler pour ellesmemes, si ce n’est sous sa forme telecommandee, quasi virtuelle.

La puissante metaphore du theatrum mundi, si riche d’effets philosophiques et artistiques depuis le moyen-age, a elle aussi bascule dans l’univers de la derision et de la simulation. L’intelligence de l’oeuvre de Ping est d’en avoir mis en scene, de maniere ambigue, la degradation en meme temps que la cruaute toujours active.

PARIS, SEPTEMBRE-OCTOBRE 1995

Lecture du dernier ouvrage de Paul Virilio, La Vitesse de liberation (Galilee, 1995), que je commence alors meme que je redige ces notes pour Parachute. Pour Virilio, nous sommes arrives au stade ou s’impose, <<a cote des intervalles classiques du genre espace et du genre temps>>, un <<troisieme et dernier intervalle>> du genre lumiere. Fin du <<voyage>> geographique au sens ou l’homme l’a longtemps entendu et pratique; et triomphe du temps reel, un temps present <<continue>>, <<dilate>>, sur les notions traditionnelles de temps et d’espace:

Avec la soudaine mais discrete <<dilatation du present>>, d’un temps mondialise par les teletechnologies, le temps present occupe la place centrale, non seulement de l’histoire (entre passe et futur), mais surtout, de la geographie du globe, au point que l’on vient d’initier un nouveau vocable, celui de la glocalisation, pour designer cette toute derniere centralite du temps reel qui n’est autre que ce <<milieu supraconducteur>> n’offrant aucune resistance a l’electrodynamique des impulsions telematiques….

Derriere la terminologie (<<glocalisation: terme anglo-saxon qui designe le fait que desormais le global est inseparable du local>>) plane le spectre d’une menace supplementaire de disjonction et d’alienation. Impossible de se prononcer sur ces analyses, qui ne sont ni millenaristes ni extatiques devant l’idee d’une catastrophe (comme c’est souvent le cas chez Baudrillard, par exemple), mais de simples traductions ou projections d’idees en cours d’emergence. Il y a pourtant dans cette pensee un caractere d’anticipation, non pas au sens de la science-fiction, mais au sens boursier du terme – comme si le marche (ici la pensee speculative) considerait l’evenement comme accompli et en integrait les consequences sur la situation anterieure avant meme qu’il se soit produit. C’est peut-etre cela, la forme actuelle-future du voyage: une operation dans laquelle la verite vient peu a peu prendre la place ou la forme que la pensee speculative lui a assignee. C’est, au fond, la reverberation lointaine, meconnaissable, de l’implosion moderniste, qui a sous-tendu toutes les mythologies de la crise, de l’alienation, et de leurs resolutions successives, et dont Yeats a donne la metaphore definitive (dans Sailing to Byzantium). Le centre s’effondre et n’est plus nulle part, la circonference est partout. La difference est que pour nous il n’y aurait plus de Byzance vers ou voguer, simplement l’instant incommensurablement dilate d’un depart, du present d’un depart sans destination.

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