On ne peut scruter le travail de Juan Geuer sans’s interroger sur la nature meme de telles installations. Art ou science? Rationnalite ou sensibilite? Complexite ou simplicite? L’oeuvre entier semble, d’entree de jeu, vouloir s’ingerer dans l’un comme dans l’autre aspect de ces dualites, en explorer l’ecart, la felure, le divorce. Mieux, disons que Geuer cherche activement a combler ces fosses en tentant d’enrichir ses propres recherches scientifiques de cet enchantement, de cet etonnement dont temoigne couramment l’art et qui fait cruellement defaut a la science exacte.

Al Asnaam est hautement tributaire de cette volonte de transfigurer les precepts technologiques en une realite vecue. Ce sismometre a participation humaine emet, a la base, un rayon laser suivant une trajectoire congrument ascendante pour qu’en se reflechissant a repetition d’un miroir a l’autre, il en arrive a passer au-dessus de l’un et ainsi percuter un cylindre chrome. Puisque ce dernier est miroitant, le rayon se voit alors projete sur le mur de la piece plongee dans l’obscurite et elargi par sa surface courbe de maniere a revetir dorenavant l’aspect d’une tache lineaire rouge, aisement perceptible. En deambulant autour de cet instrument, le visiteur s’emerveille certes de voir apparaitre sur le mur la transcription de ses pas (l’appareil est sensible aux mouvements du sol a telle enseigne que dans l’eventuelle immobilite du visiteur, il transment alors les mouvements humainement imperceptibles des couches terrestres), mais il recoit davantage l’evenement comme une occasion de concevoir, de ressentir de facon tres concrete et tres directe une experience eminemment heuristique.

The Loom Drum constitue lui aussi un dispositif visant, d’une part, a perturber notre perception usuelle et previsible des phenomenes de la nature et, d’autre part, a donner a la sphere scientifique une rarissime opportunite de penetrer celle du quotidien, du public. A l’instar d’une medaille, l’oeuvre s’aborde tant sur l’avers que l’envers, veritable tangibilite de cette dualite intrinseque aux propos de l’artiste. D’une complexite edifiante, elle recree les evenements sismiques survenus en Amerique du Nord sur une periode d’un peu moins de trente ans. Prise sur l’avers, l’oeuvre presente, outre son mecanisme offrant plethore de rouages et de fils electriques, une carte d’elements tectoniques ou se refletent, de facon sporadique, des points lumineux indiquant l’emplacement des seismes. Invite a examiner cette carte par une lunette specifiquement concue a cette fin, l’observateur pourrait presque croire qu’il s’agit ici d’une scrutation via le petit bout de la lorgnette du scientifique. Il est a tout le moins indeniable que de ce cote de The Loom Drum, nous sommes dans le champ de la science. Sur l’envers, pas de lunette, pas meme de carte, ni de points de reperes geographiques; que ces ponctuations lumineuses faisant eruption sur le tambour blanc et leur cliquetis bien sonore en saccades. Ce cote inverse ne se contemple donc pas de maniere exigue, mais bien en s’assoyant sur un banc, le banc public. De ce point de vue plus vaste: la simplicite, le rythme vital, existentiel… l’arr?

Ces deux oeuvres maitresses demontrent de facon notable l’intention de l’artiste quant a un reapprivoisement du regard pose sur la technologie et la science. Afin d’eclairer le spectateur, Geuer, paradoxalement, renverse et confond les attentes. Ainsi, les instruments qu’il donne a voir n’offrent pas cet indice usite des outils industriels, soit celui de la production, ni meme celui de la reproduction inherent aux outils de la haute technologie. Ses dispositifs s’inscrivent plutot dans une revelation de phenomenes et d’ordre des choses, hors des fallacieuses certitudes. Dans un entretien avec Nell Tenhaaf, l’artiste laissait justement entendre que son leitmotiv, son principal champ d’interet, est le rapport de plus en plus oblitere, voire considerablement efface que nous entretenons avec le monde reel.

Ce projet constitue sans conteste la clef de voute de tous les travaux de Geuer, qu’il mene ostensiblement a bon port avec Surface Back in Time. L’oeuvre de 1977 presente de prime abord une carte paleogeographique de la Terre fixee a un miroir et recouverte d’un hemisphere transparent. Le spectateur y est non seulement convie a observer la photographie cartographique des configurations geologiques du lointain passe, mais contraint surtout, un peu a l’alambic, a recevoir son propre reflet, celui-la tres present, tres effectif. Cette consequence hautement souhaitee par l’auteur donne a saisir notre position individuelle au sein d’un rapport mal defini avec la planete. En outre, le motif repete de l’octogone rase l’ironie, en ce sens qu’il refere systematiquement au panneau de signalisation, tres banal, mais culturellement tres eloquent, de l’arret. Geuer semble ainsi s’insurger contre toute vision pervertie du monde, notamment cette intention insignifiante et vaine de stopper le temps, cette resolution insensee a vouloir notre monde arrete et immuable. En nous signifiant que, contrairement a notre perception actuelle, la planete a de fait change et est toujours changeante, Juan Geuer nous ancre certes a nous-memes, mais peut-etre davantage a notre presence au monde.

L’ensemble des creations de Geuer est le fruit de longues recherches et l’instrument premier d’un ultime dessein, celui de confronter la science sur son propre territoire en lui offrant, tel le reflet d’un miroir, l’image d’un absolu chimerique optant deliberement pour l’impenetrabilite. Donc, audela de ses intentions premieres d’eveiller une certaine conscience, Geuer parait denoncer la separation de deux mondes, selon lui necessairement indissociables: l’art et la science. Dans ce meme ordre d’idee, une oeuvre comme Eye I Eye. I eye I, incite, en tout premier lieu, a l’ouverture des sens, du systeme conscient. Mais ces tetes-miroirs, chacune percee de deux yeux qui n’attendent qu’a devenir les notres, finissent par fournir a l’artiste une nouvelle arme denonciatrice d’une vision trop etroite du monde, fatalement deterioree et soumise aux tendances culturelles de chacun. Comme celles-ci perturbent et affectent indeniablement la reception des phenomenes environnants, Geuer s’emploie a presenter une perspective nouvelle, un point de vue initiateur. Celui de la science? Certainement. A condition que cette science ait pour objet premier l’exploration de realites de tous les jours, a condition, pour nous, qu’elle se manifeste a travers le regard d’un etre sensible, veritable demiurge d’un univers heuristique qui prone malgre tout l’enchantement.

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